2. Questions philologiques 

2.1) לָשׁוֹן / שָׂפָ֣ה  - lèvre et langue

2.2) traductions modernes

2.3) Origène lecteur de Philon: le De confusione ?

2.4) position de Celse


2.1 לָשׁוֹן / שָׂפָ֣ה  - lèvre et langue

Lorsqu'un lecteur de la Genèse arrive au récit de Babel, il vient de lire, au chapitre 10, que les peuples, depuis la sortie de l'Arche, se sont déjà diversifiés selon la langue. Comment justifier, dès lors, l'interprétation du récit de Babel comme traitant de la diversification des langues? 

Je n'ai pas trouvé de passage où Origène traiterait cette subtile question. 

Or, au chapitre 10 de la Genèse le mot employé est לָשׁוֹן: langue*. Alors que dans le récit de Babel le mot employé est שָׂפָ֣ה. Philippe Mercier** propose de rapporter שָׂפָ֣ה à la notion de langage et לָשׁוֹן à celle de langue: à Babel, c'est la diversité d'expression, la liberté dans l'utilisation du matériau linguistique qui est rendue à l'humanité: "... le Seigneur veut rendre au langage, à la parole, leur dimension de communication vraie, et donc diversifiée." 

Cette interprétation a une valeur morale et homilétique certaine, mais lorsque Philippe Mercier affirme que "la mesure prise par Dieu ne vise pas la pluralité des langues", il réduit à rien l'interprétation, tant littérale que mystique, d'Origène. 

Du reste, toute la tradition antérieure reconnaît au moins dans la lettre du récit de Babel la question de la diversification des langues et des peuples: Philon***, Théophile d'Antioche****, Irénée de Lyon*****. 

Sans doute, l'archéologie montre qu'une tour faite de briques cuites assemblées avec du bitume dans la région de Babylone ne peut remonter qu'à la fin du 4ème millénaire, époque où l'humanité était présente ailleurs et parlait plusieurs langues bien différentes******. Mais, quelles que soient les hypothèses sur les connaissances géographiques et historiques de son rédacteur, la composition du récit de Babel indique plutôt qu'il veut parler de la diversification des langues: au verset 2, les hommes forment un seul groupe homogène qui se déplace; au verset 3, chacun parle et est compris de son voisin mais au verset 7 ils ne se comprennent plus. Il est courant, dans la Bible, de déterminer la différence de nation, de peuple par la différence de langue: voir, par exemple, Ge 10, 5; Dt 28, 49; Ne, 13, 24. Or, quel peut être l'effet de la dispersion depuis Babel sinon la diversité de nations. 

Par ailleurs, quoi que le mot שָׂפָ֣ה signifie souvent 'bord', 'rive', on trouve au moins une autre occurence dans le reste du texte biblique où le contexte indique clairement qu'il s'agit de 'langue': Is 19, 18, la langue de Canaan. 

Enfin, la critique biblique moderne, par rapprochement avec les autres sources littéraires anciennes, argumente en faveur d'un rédacteur de la Genèse qui a l'intention de parler de la diversification des langues. *******

Jusqu'à présent, je n'ai pas rencontré d'auteur qui rende compte à la fois du doublet שָׂפָ֣ה / לָשׁוֹן et de l'enchaînement des chapitres 10 et 11. Il faut donc poursuivre cette enquête.

Pour ma part, en fidèlité à l'esprit de prise en compte totale du corpus, que respecte et promeut Origène, j'aborderais la question dans la perspective suivante: 

 - l'hébreu a deux métaphores (quasi métonymiques) pour désigner la langue: celle de 'langue' et celle de 'lèvre'; il convient de regarder de près leur emploi dans toute l'Ecriture, pour dégager les connotations, ainsi que le rapport entre שָׂפָ֣ה et une autre métaphore courante de l'hébreu: פְּנֵ֖י (face, visage), présente en Ge 11, 4 et 9; ********

 - il y a deux récits de la différenciation des peuples, comme il y a deux récits de la création de l'homme qui se complètent; le deuxième est là pour suggérer que cette diversification a un sens caché (mystique).


* Gn 10, 5, 20 et 31

** Langue, langage et parole, in Biblia, n° 12, octobre 2002, p. 17.

*** De confusione linguarum, éd. Cerf, § 8 et 9, p. 47: τήν γε φωνῆς εἰς μυρίας διαλέκτων. Par ailleurs, Philon ne semble pas faire la différence entre χεῖλος et γλῶσσα : lorsqu'il cite l'intégralité du récit de Babel, dans le 1er chapitre de son traité, le texte, comme celui des Septante, mêle indifféremment les deux mots. Plus loin, cependant, il décline les connotations propres de χεῖλος (§29 sqq). Par ailleurs, bien qu'il propose de ne pas limiter l'interprétation du récit de Babel à celui de la diversification des langues, il croit qu'il est juste de lui donner ce sens historique (§ 190 sq). 

**** Trois livres à Autolycos, SC 20, livre II, chap. 31, p. 176: "... ἐνήλλαξεν τὰς γλώσσας τῶν ἀνθρώπων, δοὺς ἑκάστῳ διάφορον διάλεκτον." 

***** Demonstration de la prédication apostolique, SC 62, chap. 22, p. 65: "et une seule lèvre [était] sur la terre, c'est-à-dire une seule langue." et chap. 23, p. 66: "Dieu mit la division dans leurs langues (...) ils habitèrent par groupes, chacun selon sa langue: d'où des [peuples] variés et de langues différentes sur la terre."

****** Seely (P. H.): The Date of the Tower of Babel and some theological implications, in Westminster Theological Journal 63 (2001) 15-38.

******* Selon Joseph Chaîne, "La confusion des langues oblige les hommes à cesser leurs travaux «sans se faire un nom». La multiplicité des langues et la dispersion des hommes amenèrent la division de l'humanité (...) Les Sumériens ont eu, eux aussi, la notion de ce malheur. Dans un texte épique trouvé à Nippur l'unité de langue est nommée parmi les bienfaits de l'âge d'or." cf Le livre de la Genèse, p. 164 et 165.

********* François Nault, dans Un Dieu érotique: en revisitant le mythe de Babel (in Études Théologiques & Religieuses, 2002, n°3, p. 392), cite André Neher, qui traduit: "la terre ne possédait qu'une seule frontière" (in L'Exil de la Parole, Seuil, 1970, p. 111-112) et commente: "Le malheur, c'est que l'humanité, dans sa totalité, était d'un seul bord et vivait une seule histoire." (in De l'hébreu au français, Klinksciek, 1969, p. 49) Sans doute, le terme 'malheur' formule ici une préoccupation et un jugement de valeur très contemporains. Cet exemple, cependant, déploie les connotations de שָׂפָ֣ה d'une manière très cohérente avec פְּנֵ֖י.


2.2 Les traductions modernes

Sauf les traductions littérales, comme la Bible d'Alexandrie, ou celle de Chouraqui, toutes les versions modernes parlent de 'langue', ce qui est parfaitement légitime compte tenu du fait que le récit de Babel, pris au sens littéral, ou historique, est reconnu comme traitant de la multiplication des langues. Les spéculations sur d'autres sens, en fonction de l'interpréation de 'lèvre' (שָׂפָ֣ה / χεῖλος) peuvent ajouter des interprétations mais pas remplacer cette traduction. 

Les traductions courantes divergent de manière étonnante sur la traduction de מִקֶּ֑דֶ:  'depuis l'Orient'. La Bible de Jérusalem reste dans le vague en proposant: 'se déplaçaient à l'orient'. La TOB propose un contresens: 'en se déplaçant vers l'orient'. Mais le Chanoine Crampon respecte le texte hébreu, les Septante et toute la tradition en écrivant 'Etant partis de l'Orient'. 

Ni ces traductions courantes ni même la Bible d'Alexandrie ne jugent opportun de conserver l'idée que les 'briques' non seulement servent, tiennent lieu de 'pierres' mais sont prises pour telles, transformées, travaillées pour devenir des pierres.* 

Les traductions courantes ne tiennent pas toujours compte de l'emploi de כֹּ֛ל dans la deuxième partie du verset 6: ce que Dieu veut empêcher, c'est que les hommes puissent accomplir sans entrave 'tout' ce qu'ils projettent, et non qu'ils puissent acccomplir des, ni même 'leurs' projets. Les Septante, citées par Origène, sont claires et le traducteur d'Origène, Marcel Borret, traduit à juste titre "et maintenant, ils n'auront de cesse qu'ils n'aient accompli tout ce qu'ils désirent."**.

Pour le ciel et le sommet de la tour, au verset 4, bien que les formules soient diverses, l'idée que la construction humaine s'élève elle-même est rendue dans la plupart des traductions. La Bible de Jérusalem est celle qui rend l'image avec le plus de piquant: "une tour dont le sommet pénètre les cieux". L'emploi du pluriel 'cieux' suggére mieux l'idée de "l'exaltation de leur orgueil [des hommes] contre la connaissance de Dieu"***

Voilà pour les points soulevés par Origène. En écoutant Philon ou d'autres auteurs juifs, on pourrait imposer aux traductions d'autres exigences. 

Au verset 4, notamment, la traduction de פֶּן / πρὸ donne lieu  à des divergences: "avant d'être dispersés sur la face de la terre" (Bible d'Alexandrie), "de peur que nous ne soyons dispersés sur la face de toute la terre" (Chanoine Crampon), "et ne soyons pas dispersés sur toute la terre" (Bible de Jérusalem), "afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre" (TOB). La préposition/conjonction פֶּן signifie essentiellement 'avant de' et peut éventuellement avoir, en plus, la nuance 'de peur que'. Selon Philon, les hommes ont conscience du caractère inéluctable de la dispersion mais ils persévèrent dans le mal. 

Par ailleurs, dans une traduction courante, il est difficile de rendre les allitérations du verset 3, sur les briques qui deviennent, presque vocalement, des pierres. Cela suggère déjà la confusion en train de naître. Chouraqui essaie de les redonner par: "briquetons des briques! Flambons-les à la flambée". 

Enfin, bien que je n'aie pas trouvé d'auteur antique rapprochant 'lèvre' (שָׂפָ֣ה) de 'visage' (פְּנֵ֖י / προσώπος), il me semble opportun de conserver la cohérence des métaphores de l'hébreu lorsque c'est possible et de traduire 'la face de la terre', comme la Bible de Jérusalem et le Chanoine Crampon, plutôt que 'surface' comme la TOB. 


* Les traductions courantes allemandes, anglaises, italiennes que j'ai pu consulter omettent aussi ce détail symbolique. La traduction de l'hébreu en espéranto par Zamenhof, version destinée à l'usage courant, ose pourtant 'les briques devinrent pour eux des pierres, le bitume devint pour eux ciment' (la brikoj fariĝis por ili ŝtonoj, kaj la bitumo fariĝis por ili kalko, éd. Société Biblique de Londres, conforme aux manuscrits du traducteur)

** Contre Celse, V, 29. Quant à Marguerite Harl, dans la Bible d'Alexandrie, elle propose "et maintenant il n'y aura aucune défaillance en tout ce qu'ils entreprendront de faire". La Bible de Jérusalem rend aussi l'idée par "Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux." Mais le Chanoine Crampon reste flou: "maintenant rien ne les empêchera d'accomplir leurs projets.".

*** Contre Celse, V, 30


2.3 Origène et le De confusione de Philon

On imagine aisément que l'Alexandrin Origène a pu trouver et lire les oeuvres de Philon d'Alexandrie dans la bibliothèque de son père. L'illustre promoteur de l'interprétation allégorique est mentionné quelquefois chez Origène*, mais pas à propos de Ge 11, 1-9, alors que Philon y consacre tout un traité. 

Plusieurs détails, cependant, laissent penser qu'Origène avait lu le De confusione et que les étymologies qu'il donne ne proviennent pas seulement de connaissances acquises durant les années où il a fréquenté l'Hébreu d'Alexandrie**. L'idée que les constructeurs "rendent ferme et compact ce qui était matière boueuse, prétendent transformer la brique en pierre et la boue en bitume" (Contre Celse, V, 30) rappelle: "le caractère incohérent et fluent d'un écoulement où la raison n'entre pas se transforme en substance solide et ferme quand on la condense et qu'on l'épaissit..." (De confusione, §102). 

Un peu plus haut dans le même chapitre chez Origène, l'idée que les hommes de la Tour veulent "rassembler des matériaux et unir au ciel ce qui ne peut naturellement y être uni, pour conspirer avec la matière contre ce qui est immatériel" fait aussi penser à Philon. 

La mention de la tour de Babel à propos des 'édifices' remplis d'erreur, au début du livre IV du Contre Celse, rappelle nettement le De confusione, § 114.

Marcel Borret, éditeur du Contre Celse, rapporte encore l'étymologie de Senaar - "ébranlement des dents" selon Origène - à l'interprétation de Philon "secousse" (De confusione, § 68). 

Ailleurs chez Origène, on trouve d'autres interprétations allégoriques rappelant celles de Philon dans le De confusione,  comme l'idée que "toute hérésie, tout péché, se situe dans une vallée et dans une vallée de sel" (Homélies sur les Nombres, XII, 2, 2) qui fait penser aux "gens qui ont conclu entre eux une alliance au Ravin de Sel" (De confusione, §26)


* Outre la mention globale des écrits de Philon, à propos des allégories, dans le Contre Celse IV, 51, l. 7, Origène renvoie explicitement au livre qui traite de l'échelle de Jacob (De somniis) in Contre Celse, VI, 21 l.14-15.

** Sur ce fils de rabbin qu'Origène fréquenta entre 211 et 215, voir Pierre Nautin: Origène - Sa vie et son oeuvre, Beauchesne, p. 417.


2.4 Position de Celse

Origène accuse souvent Celse de ne pas se présenter d'emblée comme 'épicurien', c'est-à-dire athée. Celse avancerait masqué, pour mieux faire feu de tout bois contre juifs et chrétiens, et contre l'Ecriture. Mais vu que l'épicurisme de Celse n'est pas attesté, son attitude ne reléverait-elle pas plus de la confusion et de la dispersion que de la duplicité? 

L'étude des passages du Contre Celse relatifs au récit de Babel, nous montre un Celse plutôt 'relativiste' que tenant d'une position philosophique franche. Il réfute la position universaliste des chrétiens, affirmant que la rectitude consiste à respecter les lois de son peuple. Origène montre toute l'inconséquence de cette position en alléguant notamment la position des philosophes qui se libèrent des superstitions de leur propre peuple au nom de la raison.*

Quant à l'esprit confus de Celse, voir par exemple Contre Celse, IV, 74, l.10: ὁ Κέλσος συγχυθεὶς τὸν λογισμὸν.


* cf tout le livre V du Contre Celse, et notamment §28, 37sqq.